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« Nigga », histoire d’un mot interdit

le 22 octobre 2017

« Nigga », histoire d’un mot interdit

S’il est bien un terme susceptible de déclencher une secousse sismique sitôt prononcé, c’est bien le « N-word »…

En 1995, l’Amérique retient son souffle devant le procès le plus médiatisé de l’Histoire : le procès OJ Simpson.

Pour défendre cet ancien MVP de football que tout accuse d’avoir commis un double meurtre, ses avocats décident de jouer à fond la stratégie de la carte raciale lorsqu’il apparaît que l’un des policiers présents lors de son arrestation employait à outrance le mot « nigger ».

L’affaire bascule alors illico dans une autre dimension. Les plaies béantes d’un pays dont l’histoire est indissociable de la question ethnique sont rouvertes. Chacun juge désormais les faits à l’aune de sa couleur de peau.

[Voir à ce sujet le magistral documentaire en cinq parties O.J. Simpson, Made in America]

C’est à cette époque que se généralise l’usage du vocable « N-word » dans les médias. Si le terme préexistait depuis peu, trois ans après l’affaire Rodney King et les émeutes qui s’en sont suivies, il n’est dorénavant plus concevable d’utiliser nigger sous quelle forme que ce soit, tant le mot renvoie à la violence (coups de fouet, lynchages…) dont ont été victimes hommes, femmes et enfants noirs en Amérique.

Bien qu’il existe dans la langue de Shakespeare toute une flopée d’injures à l’encontre des noirs (« peckerwood », « porch monkey », « jigaboo »…), aucune n’atteint de près ou de loin un tel degré de magnitude. « Nigger » est l’insulte ultime du dictionnaire, celle utilisée pour créer une hiérarchie raciale dont la dernière marche est occupée par les noirs – les juifs sont traités de « white-niggers » , les arabes de « sand-niggers », les asiatiques de « yellow-niggers », etc.

« No Vietnamese ever called me nigger » Propos prêtés à Muhammad Ali

Une terminologie qui n’est pas figée

Le mot n’a pourtant pas toujours été entaché de cette réputation exécrable. Apparu au 16ème siècle, pendant deux siècles son usage était tout à fait neutre.

Étymologiquement, le « N-word » dérive de l’espagnol/portugais negro (noir) – qui lui-même vient du latin nigrum. Il est très probable que la forme « nigger » soit le fruit de la prononciation des habitants blancs des états du sud, principaux pourvoyeurs de cotons.

Si l’on ne sait pas dater avec précision le moment où ce vocable est devenu péjoratif, on sait en revanche que dans l’ouvrage The Condition of the Colored People of the United States paru en 1837, l’abolitionniste Hosea Easton le répertoriait comme une manière d’assimiler les noirs à une race inférieure.

Il est généralement admis que ce sont les propriétaires d’esclaves et les suprémacistes qui l’ont transformé en un moyen de rabaisser psychologiquement et socialement ceux à qui il s’adressait.

Au début du siècle dernier, on parlait de « colored people ». Associée dans l’inconscient collectif aux lois raciales, avec l’avènement du mouvement des droits civils (qui prohibait largement le N-word) l’expression laisse place à « black », terme lui-même remplacé par le très politiquement correct « African American » dans les années 90.

Cette présentation reste toutefois assez schématique. En 1970 l’actuel Black History Month s’appelait encore le Negro History Week. Quant à la principale association de défense des personnes noires, la NCAAP, son acronyme signifie National Association for the Advancement of Colored People.

Toujours est-il qu’une constante demeure : la prohibition du N-word dans l’espace public, et ce même si là encore, il existe quelques entorses à la règle : du roman de 1939 d’Agatha Christie Les dix petits nègres (parfois rebaptisé Les dix petits indiens en VO), aux Aventures de Huckleberry Finn ce classique de 1884 de Mark Twain (l’auteur de Tom Sawyer) où l’on dénote 215 emplois du « N-word », en passant par la comptine Eeny, meeny, miny, moe (le Am stram gram cainri) où « tiger » a fini par se substituer à « nigger », sans oublier toute une batterie de chansons d’artistes de renom comme Woman is the Nigger of the World de John Lennon (1972), Rock N Roll Nigger de Patti Smith (1978), Oliver’s Army d’Elvis Costello (1979), Guns N’ Roses One in a Million (1988)… sans oublier les occurrences chez les présidents Harry Truman, Lyndon B. Johnson, Richard Nixon.

Les tristement célèbres « minstrel show » ont longtemps perpétué la caricature raciste du noir

Gangsta Rap Made Me Do It

Au début des 90’s, sous l’influence du gangsta rap (N.W.A., Death Row…), nigga est sur toutes les lèvres de la génération hip hop.

Le mot est utilisé dans la lignée de la doctrine Malcom X qui aspirait à faire de l’homme noir le mètre-étalon d’une virilité retrouvée après des siècles de brimades.

Répété en boucle dans les textes, le concept de « real nigga » devient vite une expression fourre-tout qui sans répondre à une définition précise finit par s’étendre alors ensuite à l’industrie du divertissement.

Cette évolution sémantique ne va cependant pas sans provoquer des grincements de dents au sein-même de la communauté noire, notamment chez les personnes les plus âgées qui ont connu cette époque où leur couleur les empêchait de trouver un travail, d’être servi dans un restaurant ou de s’asseoir dans un bus.

Les détracteurs du N-word affirment que son emploi ne fait que réitérer les postulats racistes dont sont affublés les noirs (ignorants, fainéants, flambeurs, voleurs…). L’utiliser équivaudrait à dénier la part d’humanité des personnes de couleur, et l’utiliser à toutes les sauces finirait par vider le terme de sa substance, jusqu’à le réduire à une expression lambda de la culture pop au même titre qu’un « bling-bling » ou qu’un « twerk ».

Les artistes qui eux n’ont pas connu la lutte pour les droits civiques se justifient en arguant qu’ils se doivent de retranscrire le monde tel qu’il est (ou pour citer 50 Cent : « Difficile de peindre le drapeau des USA sans utiliser la couleur rouge »), mais surtout qu’il s’agit de transformer le négatif en positif en reprenant à leur compte un mot destiné à les rabaisser, en se réappropriant d’une certaine façon l’Histoire.

L’intention est certes louable, mais n’aboutit-elle pas à l’inverse de l’effet escompté en intériorisation ces stéréotypes ? Le fait que le terme soit massivement repris essentiellement par les classes inférieures des ghettos et non pas par la bourgeoisie et les classes moyennes ne conforte-t-il pas une forme d’aliénation ?

À l’image d’un 2Pac qui a abondamment véhiculé cette imagerie (l’album Strictly 4 My Niggaz, les titres Niggaz Nature, N.I.G.G.A., Ratha Be Your Nigga…), lui qui a longtemps été en mal avec sa virilité et complexé par son teint, les bravaches des rappeurs ne masquent-elles pas un profond manque de confiance en soi ?

En 2008, Nas souhaitait intitulé son album Nigger, il a dû reculé devant la pression des distributeurs.

C’est ici qu’interviendrait la dichotomie entre « nigger » et « nigga ». La terminaison en -er renverrait à la ségrégation, au racisme, à l’esclavage et servirait à désigner les classes sociales déshéritées ou peu éduquées, tandis que la terminaison en -a équivaudrait à un terme assez neutre dont la portée varie selon le contexte.

C’est sur ce modèle que repose le fameux Black People versus Niggaz de Chris Rock. Cependant, malgré sa drôlerie, le comédien se refuse désormais de jouer ce sketch au motif que les personnes mal intentionnées se sentiraient alors ensuite autorisées à parler de la sorte.

La popularité du « N-word » renvoie donc à une question : qui est légitime pour l’employer ?, et son corollaire : qui décide de qui est légitime ?

A priori pas de problèmes pour les noirs d’un même groupe social entre eux (pas question de donner du « Hey nigga » à un inconnu ou à son patron), et par extension pour les minorités des ghettos. Pour les latinos du Bronx, le terme équivaut à « homeboy » (voilà pourquoi personne n’a jamais émis de remarques à l’encontre de Fat Joe ou de Big Pun).

Une présentation, là encore à nuancer : dans les faits la pratique est limitée par des règles édictées par d’autres – le terme est censuré sur toutes les chaines de télé, y compris musicales.

Autre dilemme : quid des caucasiens ? En théorie, la règle est claire et n’admet aucune exception : ce mot n’existe pas dans leur dictionnaire.

Pourtant depuis quelques années le vernis se craquelle : quelques rappeurs blancs ont franchi face A le Rubicon (Kreayshawn, V Nasty, Stitches…), les wiggers l’utilisent entre eux et de nombreux artistes le reprennent dans leurs œuvres comme les écrivains Ernest Hemingway ou James Ellroy, et surtout Quentin Tarantino qui même s’il essuie de nombreuse critiques n’en tient absolument pas rigueur (38 occurrences dans Jackie Brown, 110 dans Django Unchained).

Une tendance somme toute assez prévisible si l’on considère que les trois-quarts des fans de rap sont blancs et ont grandi en entendant ce mot matraqué dans les textes des rappeurs. Difficile ensuite de venir leur reprocher cette transgression.

Gary « white boy day » Oldman dans True Romance

Quid de notre contrée ?

En France où les tensions raciales n’ont jamais connu la même intensité, les équivalents « nègre » et « négro » sentent moins le souffre.

Cantonnés dans les textes de certains rappeurs fortement américanisés (Booba, Kaaris, Ill…), leur emploi est moins sujet à la controverse. D’une part peut-être parce que le néologisme « renoi » semble satisfaire tout le monde et évite les bisbilles entre communautés, de l’autre peut-être parce que la négritude (ce courant intellectuel instigué notamment par Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontran Damas) est passée par là donnant une autre tonalité à cette problématique.

Reste que les querelles sémantiques ont également leur place, pour preuve le débat sur la suppression du mot « race » qui en son temps a cristallisé les passions, ou, progression du communautarisme oblige, l’évolution de certains mots désormais employés pour désigner de manière connotée un groupe ethnique (« beurette », « gouer »…).

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