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Le rap de dealeurs : la petite histoire du « coke rap »

le 9 mai 2019

Le rap de dealeurs : la petite histoire du « coke rap »

Plongée dans ce sous-genre aussi immoral que grandiloquent…

Croyez-le ou non, mais il fut un temps où consommer de la drogue dans le rap c’était mal. Ce temps-là, c’était le début des années 80, quand les slogans à la « crack is wack » et les hymnes à la White Lines (Don’t Do It) faisaient office de ligne de conduite.

Certes la posture s’accompagnait d’une bonne dose d’hypocrisie si l’on considère le nombre de pionniers qui ont fini en désintox’, mais toujours est-il que jusqu’à très récemment avouer une quelconque dépendance à toute substance qui n’est pas de l’herbe verte vous cataloguait sans appel du côté des victimes et des esprits faibles.

Pour ce qui est de la vendre en revanche, ce fut rapidement une autre histoire. À l’opposé des camés, au sein des ghettos le dealeur bénéfice auprès de beaucoup d’une image des plus flatteuses.

Sorte d’anti-héros à la croisée des chemins entre l’entrepreneur et Robin des Bois, il incarne un modèle de réussite dans un environnement pas nécessairement des plus propices à l’élévation sociale.

Jamais timide quand il s’agit de donner dans l’ostentation, comme son cousin le maquereau, il est celui vers qui tous les regards du voisinage se tournent, au point d’influencer aussi bien les fringues (des bagouzes en roro aux Timberland, cf. toutes ces tendances directement reprises par les emcees) que les goûts musicaux (cf. Puff Daddy qui insistait auprès de ses équipes marketing pour que ses sons soient joués dans leurs caisses).

Résultat, malgré les ravages sur la santé publique que provoque l’épidémie de crack qui sévit au même moment, à compter de la seconde partie des eighties le look disco/glam des rappeurs de la première génération est rapidement jeté aux oubliettes, tous les LL Cool J, Schoolly D et Rakim de la Terre préférant désormais se saper comme leur dealeur de quartier.

Au-delà des apparences, cette influence se fait également de plus en plus ressentir dans les lyrics, drogue et trafic de drogue devenant des thèmes à part entière.

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Des barrières qui tombent

Si dans un premier temps, il s’agit de constater la chose (typiquement avec un morceau comme Dopeman des N.W.A. qui en 1987 met en garde contre la consommation – « If you smoke ‘caine, you’re a stupid motherfucker »), un glissement s’opère au début des années 90.

De plus en plus décomplexé, le gangsta rap banalise en effet à la ville comme à la scène la vente de crack… quand il ne la justifie pas au nom du principe de survie.

C’est ainsi que Snoop (Doggy) Dogg n’hésite pas à mettre en avant son passé de dealeur pour faire la promotion de ses disques, ou que Notorious BIG sur Juicy s’en prend « à ces gens qui appelaient la police quand (il) essayait de se faire un peu d’oseille en bas des blocs pour nourrir sa fille ».

Cette logique va ensuite faire place à la glorification pure et simple avec l’avènement de ce que l’on va appeler le mafioso rap.

Porté par des classiques du calibre de Reasonable Doubt de Jay Z, Only Built 4 Cuban Linx de Raekwon ou Doe or Die de AZ, ce sous-genre joue à fond la carte de l’imaginaire en reprenant les codes et l’esthétique des films de Martin Scorsese, Brian De Palma et autre Francis Ford Coppola.

L’idée est alors de se mettre en scène à la manière des plus grands gangsters de cinéma, la fiction servant ici de prétexte aux délires les plus mégalos tout en permettant à chacun de se dédouaner de donner le mauvais exemple.

Si cette mode finit par s’estomper sur la fin des années 90 au profit d’un rap plus paillettes (Roc-A-Fella, Nelly, Ja Rule…), les histoires de rue reviennent en force au début du siècle à l’image du Get Rich or Die Tryin’ de 50 Cent.

Et c’est dans ce contexte que naît à proprement parler le coke rap.

« Griiiiiind-ing! »

A contrario d’un Fiddy qui fait du deal une des toiles de fond de son univers, les pratiquants du coke rap que sont les Clipse, Young Jeezy, UGK ou encore Yo Gotti ne parlent eux quasi exclusivement que de ça.

Chacun de leurs textes est l’occasion de s’immerger jusque dans les moindres détails dans les transactions les plus sombres.

Des textes, qui non contents de populariser tout un argot nouveau (la coke étant surnommé au fil des rimes « bricks », « squares », « pies », « stones », « yams », « birds »…), poussent le degré de réalisme jusqu’à divulguer le prix de gros du kilo, le lieu de leurs anciennes planques ou la méthode pour cuisiner le crack – les mesureurs de la marque Pyrex et le fameux Baking Soda (du bicarbonate de sodium en boîte) faisant au passage là aussi leur entrée dans le lexique rap.

Valeur commerciale sûre à une époque où la crédibilité de rue est reine, le coke rap peut alors se targuer de quelques belles performances dans les charts à coup de certifications d’or ou de platine (Trap Muzik de T.I., Let’s Get It: Thug Motivation 101 de Jeezy, Lord Willin’ des Clipse…), mais aussi et surtout de très bons retours critique.

Chez Pusha T et Malice par exemple, auteurs de la pépite Hell Hath No Fury, parler poudre blanche et petits cailloux est l’occasion de parler d’économie, de justice et de libre entreprise, mais aussi de ce grand frisson qui est de vivre comme un hors-la-loi, de cette épée de Damoclès qui pèse constamment au-dessus de votre tête ou de la paranoïa qui en découle, bref de tous un tas de sujets qui font de ce rap bien plus que ce qu’il est à première vue.

Bon après cela n’empêche pas les plus virulents détracteurs du coke rap de reprocher aux artistes de donner une piètre image de leur communauté en perpétuant tout un cortège des stéréotypes pas des plus flatteurs à son égard (éloge de la criminalité, parasitisme social…).

Si aujourd’hui le coke rap « canal historique » est moins en vogue, c’est qu’il a ensuite été d’une certaine façon victime de son succès.

Là où tous les emcees ne peuvent évidemment pas s’afficher avec un crew de dealeurs certifiés comme Young Jeezy et la Black Mafia Family de Big Meech, beaucoup de rappeurs ont dans la foulée commencé à raconter une vie qui n’était pas la leur.

Nouveau venu dans le game, en 2006 Rick Ross a ainsi centré tout le storytelling de son premier album Port of Miami atour du fait qu’il était le plus grand grossiste de la ville… lui qui avant de percer bossait comme gardien de prison.

Loin de plomber sa carrière, cette révélation a au contraire poussé le rap et les rappeurs à lorgner de plus en plus du côté de la fiction. Et cela, sans trop s’embarrasser de prendre 25 ans de placard si la police venait à ouvrir le coffre de leur voiture ou la porte de leur frigo.

Conséquence, si aujourd’hui tout le monde parle de vendre dans le rap, mis à part quelques rares exceptions (Freddie Gibbs !), personne ne sait vraiment de quoi il parle.

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